site anne-catherine caron lettrisme

 
 

  En relation avec l’actuelle exposition Anti-cinéma (lettriste) & Cinémas lointains 1964-1985, articulée autour de deux programmations successives qui auront lieu du 24 avril au 14 juin 2014 et du 24 octobre au 6 décembre 2014 à Garage Cosmos de Bruxelles concernant un certain nombre des œuvres filmiques anéantissantes de Roland Sabatier, il ne semble pas inutile de rappeler l’importance de l’œuvre cinématographique réalisée par cet artiste sur une durée de plus de cinquante ans.

  Nous reproduisons ci-dessous l’extrait qui lui est consacré dans Panoramique sur quelques œuvres de l’anti-cinéma lettriste, d’Anne-Catherine Caron, publié en 2009, dans le catalogue de la manifestation L’Anti-cinéma lettriste 1952-2009 organisée à la Villa Cernigliaro de Sordevolo et dont Roland Sabatier, lui-même, et l’auteur de ce texte étaient les commissaires.



PANORAMIQUE SUR LE CINEMA DE ROLAND SABATIER

Anne-Catherine Caron


L’œuvre cinématographique de Roland Sabatier représente un pan entier et cohérent d’une exploration systématique des apports du Lettrisme. Dans chacun de ses secteurs, il choisit d’en aborder totalement les différentes facettes pour défricher, dès 1963, une multitude de possibilités restées vierges. C’est ce qu’il va entreprendre à la fois dans le cinéma ciselant, hypergraphique, infinitésimal, supertemporel et excoordiste, en mettant en avant nombre de nuances novatrices. Les titres de ses œuvres sont, en eux-mêmes, des éléments primordiaux des réflexions qui témoignent de leur étendue. Ceux-ci se présentent comme des suggestions « poétiques », explicatives ou hermétiques qui sont autant de preuves de son cheminement que des résolutions qui sont les siennes. C’est certainement par cet angle que l’on peut aborder certains de ses films majeurs comme Les Preuves,  Pour-Venise-Quoi ? Esquisses, Adieu Méliès, Entrac’te, Le Songe d’une nudité, No movies, Deux petits films paisibles, ou, encore Épisodes et Narrations.

Les mécaniques souvent empruntées au monde de l’enfance renvoient à une féerie destituée, à une atmosphère de fête défunte imprégnant fortement bon nombre de ses réalisations, car, selon lui « le cinéma finit par ne plus être qu’une moquerie grossière du cinéma », du fait que « à présent, comme dans un musée, il se fait du simple déballage des éléments qui, autrefois, servaient à faire le cinéma. » Dans le but de se jouer du cinéma, l’auteur « redevient l’enfant qui joue au cinéma et devient l’ancien cinéaste qui regarde nostalgiquement son passé ».

Cette détermination constante sous-tend le recours à un méta-cinéma que des auteurs comme Eugeni Bonet et Eduard Escoffet ont parfaitement mis en évidence dans El cine letrista, entre la discrepancia y la sublevación, à l’occasion d’une manifestation récente consacrée à plusieurs réalisateurs lettristes au MacBa de Barcelone. D’une manière générale, la réflexion sur l’immobilité à laquelle parvient le cinéma à la fin de la phase ciselante est chère à cet artiste : « J’aime le ciselant, et, comme certains le savent, je me plais dans ma propre œuvre à l’explorer, en ce sens qu’avec lui on ne tergiverse pas ; on passe tout de suite à l’essentiel, sans raconter ou faire des histoires ».

Gravure projetable, de 1964, appartient à cette catégorie de films anéantis qui propose, sous la forme d’une diapositive, une unique image susceptible de s’imposer, comme projection, au-delà de l’écran sur tous les supports possibles comme autant de spectacles autonomes. Conçue primitivement pour figurer comme implique décorative dans le polylogue Graal ou la leçon des rois, publié en 1964 dans la revue Ur, cette œuvre, comme d’autres du même genre, réalisées en même temps ou par la suite, ont été projetées en 1966 sur la scène du Café-Théâtre de l’Echiquier, co-créé par Jacques Caillat et par l’auteur.

En 1972, ce réalisateur a également conçu trois films singuliers à partir de passe-vues en matière plastique, destinés aux enfants, dans lesquels la pellicule impressionnée à l’origine ou grattée est recouverte par la transcription à l’encre de textes expliquant les œuvres nouvelles. Leurs titres, Je voulais réaliser un petit film normal, Je voulais réaliser un petit film intelligent et Comment j’ai réussi un film sans caméra, témoignent du degré de naïveté et de ridicule auquel l’auteur pense que le cinéma doit aboutir ou sombrer. La dimension du cinéma ciselant, notamment hermétisé ou anéanti, constitue une part particulièrement riche du travail effectué par cet auteur. Pensiez-vous (vraiment) voir un film ?, de 1973, incarne la survie du cinéma réduit, dans le cadre d’une installation sommaire, à un énoncé ironique inscrit sur un écran symbolique, renvoyant à l’inutilité d’assister encore à une séance de cinéma.

Un autre film, Montage, de 1973, présenté comme une œuvre polythanasée, est constitué de sept photographies diversement ciselées et réunies par différents systèmes de « collages » (des clous, des épingles, du scotch, du fil cousu, des trombones, etc.) qui ont pour but, du fait de leur nature non adéquate, d’interdire toute projection. C’est la liaison volontairement grossière, grotesque même, bricolée, entre les images qui incarne, comme travail minutieux et déplacé exercé sur le montage, un des intérêts majeurs de cette réalisation. Tous les clichés ont été pris à l’occasion de différents vernissages d’expositions, de Man Ray notamment, que l’auteur a organisées à la galerie Suzanne Visat entre 1971 et 1973. Signalons comme une particularité que l’une de ces photographies a été ciselée et hypergraphiée par Micheline Hachette.

Les deux films intitulés Épisodes et Narration, aux titres plus évocateurs de la prosodie que de la cinématographie, ont été réalisés en même temps, en 1969, et sont définis par le réalisateur comme deux œuvres à caractère hypergraphique. Il est intéressant de noter que ces films semblent pour la première fois introduire le frottage pour formaliser la bande image. Ses différents fragments s’inscrivent sur divers morceaux de pellicule 35 mm, pré- impressionnée et, pour l’essentiel, composés d’images ciselées, travaillées les unes après les autres par une association de frottages et de grattages sur diverses matrices anciennement utilisées pour les linogravures, de 1964, de ses Lettries ronflantes, ou de 1965 de la Revue O, qui comportaient des lettres et des signes en relief. Pour sa part, la bande sonore fait ressortir les verbalisations inscrites sur la pellicule d’origine pour privilégier et mettre en évidence des mots et des bruits ou des sons précis. Par la combinaison visuelle et sonore, ces réalisations représentent une tentative originale de mise en œuvre d’une narration cinématographique hypergraphique. Une autre caractéristique, et non des moindres à l’égard de la mécanique du cinéma, réside dans le fait que les différents plans qui le constituent sont présentés en eux-mêmes, sous la forme de bobinots séparés, sans qu’aucun montage ne les relie. Le travail effectué est de ce fait occulté et anéanti par le fait de la polythanasie appliquée à l’art filmique. Très justement, Frédérique Devaux note dans son Cinéma Lettriste que ces œuvres in-montrables « retiendront l’attention des futurs exégètes qui pourront méditer sur la place de l’invisible dans la création esthétique au cinéma ».

Toujours dans le cinéma hypergraphique, Sabatier conçoit en 1980, le film intitulé Phrases, dont le titre en lui-même témoignage du passage de l’image à la prose. Cette œuvre, donnée par l’auteur sous la forme d’une succession de planches, propose d’alterner systématiquement des images et des sons, dont chacun vaudra pour un signe lexical, syllabique ou idéographique sonore ou visuel. Une image muette de foule est, par exemple, suivie, sur le plan auditif, par un bruit de pluie qui tombe et ainsi de suite jusqu’à la fin du film. Du fait que chaque signe est associé à un son du langage articulé, l’auteur propose une authentique écriture cinématographique qui se déroule dans la durée tout en tenant compte de l’ensemble des spécificités de l’art filmique. Dans le cas du cinéma à poly-écriture, cette œuvre est ciselante dans le sens où les signes ne s’organisent plus en fonction de la cohérence des référents établis, mais les uns par rapport aux autres, avec pour seule préoccupation la recherche d’agencements purs.

Les Preuves, de 1966, nous replonge dans l’au-delà de l’immobilisme, précisément dans la l’intra-mobilité de l’art infinitésimal. Ce cinéma imaginaire se présentifie ici par le biais d’une boîte de film fermée à partir de laquelle l’amateur comprend qu’il est seul à pouvoir concevoir tous les composants de la réalisation. Le paradoxe de cette œuvre qui n’existe pas tient au fait qu’elle est censée, au seul énoncé de son titre, nous donner la preuve de son existence. La pellicule, sans doute placée à l’intérieur, étant vouée à ne jamais être dévoilée. En tant que telle, elle est l’un des points extrêmes de l’aboutissement du cinéma et le comble de la beauté absolue auquel cet art pouvait accéder. Ce cinéaste du vide dit aussi qu’il chérit les idées simples, limpides et explicites, sans ambages, qui n’accumulent pas trop de concepts différents. Ici, il parvient au chef-d’œuvre sans fatiguer le spectateur. Sans référence avec le sous-titre de la dernière partie du Traité de Bave, auquel il fait penser, le titre donné à ce film a été dicté à l’auteur par le « désir de montrer ce qui demeure lorsque, justement, il n’existe plus rien. » Cette preuve est celle, encore tangible, d’une irréalité qui se réalise uniquement dans les méandres du cerveau des spectateurs. En possession du collectionneur Éric Fabre, l’original de cette œuvre n’ayant pu être présenté, nous avons fait figurer à sa place une réplique que l’auteur a réalisée en 2005 qui restitue à l’identique toutes les caractéristiques de la version initiale. De même, à des dates différentes, le réalisateur a conçu diverses versions originales de Les Preuves, notamment en chinois, en russe, en allemand, en italien, et une version espagnole qui figure dans la collection du MacBa de Barcelone. 

À partir de 1969, Sabatier a réalisé un certain nombre d’œuvres dans lesquelles il s’est approprié des faits de la réalité, comme des catastrophes naturelles, des sentiments, des souvenirs, certaines situations de la vie, à partir desquels il suggère au public de les considérer comme des composants infinitésimaux et supertemporels à travers les configurations constructives ou destructives de cette esthétique. Retenues funestes,  Les Assassins de la culture, Je signe tous les souvenirs, réunis sous le titre de Trois films infinitésimaux, participent de cette démarche sous la forme de courtes injonctions manuscrites. Deux petits films paisibles : 1) serein ; 2) tranquille, de 1975, présentent chacun une unique image sur laquelle figurent les mentions « son », « image » et « montage ». Ces deux films destinés à être présentés ensemble ou séparément se définissent comme des réalisations mono-infinitésimales en tant qu’ils suggèrent l’élaboration d’une vision mentale unique, quasi-obsessionnelle. Pour sa part, le son également basé sur un seul bruit inlassablement répété soutient dans la dimension auditive l’approfondissement de l’exploration solitaire de cette particule.

Regret, de 1978, se présente sous la forme d’un classeur renfermant une multitude de notes, de projets, d’indications accumulées par l’auteur depuis 1964, toutes relatives à des films qui n’ont jamais été dévoilés au public et que ce dernier a tout loisir d’imaginer. En outre, l’auteur propose que le son soit composé par un débat entre les amateurs et le cinéaste au sujet de l’homologation des œuvres d’art. Si le titre est susceptible de renvoyer à une architecture de souvenirs, peut-être est-il possible de considérer que cette œuvre encourage le cinéphile à élaborer mentalement, un peu à la manière proustienne, des séquences ou des plans immensément longs, disproportionnés, sans fin. Mais l’on peut aussi concevoir que ce film reste la dernière matérialisation possible d’un débordement créatif extrême qui n’a pu aboutir, et, en ce sens, il pourrait correspondre dans la cinématographie au Livre de Mallarmé.

En 1984, à partir d’un plan de la ville de Rome, avec Film déambulatoire, il offrira aux spectateurs la possibilité de flâner dans la Ville Éternelle en s’imaginant être un « super-être » tranquille et confiant, dont les pensées et les actes sont soutenus et expliqués par la Créatique et la Kladologie. Cela, est-il ajouté sur le texte accompagnant l’œuvre, en étant « à peine agacé de croiser sur son passage des curés, des néo-dadaïstes ou des situationnistes ». Il est vrai que la réalisation est introduite sur un ton polémique par les différentes manières d’arpenter les rues d’une ville qui varient selon que l’on est un artiste réactionnaire, un détracteur de la « Société du spectacle » ou  bien un croyant. Le plan et la cartographie alliés au concept de promenade jouent un rôle sinon récurrent du moins répété chez l’artiste qui les a utilisés dans différentes réalisations architecturales, photographiques ou plastiques depuis 1966 avec, notamment sa Peinture déambulatoire. Avec ce film, cette mécanique intègre le cinéma où déjà, en 1970, Isou avait également réalisé, mais dans un sens différent, une marche concrète pour son œuvre, A propos de la rue. Ces deux réalisations sans doute uniques dans l’histoire du cinéma ouvrent un champ infini de « dérives » flamboyantes à tous les promeneurs solitaires à venir.

Daté de 1985, Mise en place de rires justes sur une société injuste se présente sous la forme d’un livre regroupant un certain nombre de contrepèteries déjà existantes, dont l’auteur a modifié certains termes de manière à couvrir à peu près l’ensemble des personnalités de l’époque, pour en faire, à l’occasion de leur lecture, les fondements humoristiques et parfois graveleux de la critique d’une société injuste. Les célébrités à la réputation injustement méritée se succèdent dans des situations burlesques qui naissent de la substitution dans une phrase, de mots, de syllabes ou de lettres, par d’autres. Par cet artifice langagier, le spectacle devient hilarant et c’est précisément cette hilarité qui sert de base aux amateurs pour l’élaboration de données capable de leur permettre d’imaginer une société meilleure.

En 1994, il concevra, Je vous surveille, défini par lui comme une « œuvre filmique de klado-vigilance ». Fondé sur le concept de kladologie qui est la science de l’ensemble des branches de la Culture, ce film se présente sous la forme matérielle d’une photo de l’auteur vue à travers une image télévisuelle et d’une annonce suggérant que la pièce dans laquelle l’œuvre est dissimulée est mise sous surveillance, c’est-à-dire sous la vérification du respect des lois kladologiques. En fait, il fonctionne comme un témoin susceptible de contrôler tous les écarts dialectiques décelables, à un moment donné, entre les différents domaines du Savoir. Après avoir été reproduite dans Les Échos du durable en 1995, cette œuvre  a été exposée à Paris, à la librairie La Hune, en partie dissimulée dans les rayonnages, le 15 juin 2004, dans le cadre du IVe Festival International d’Art Infinitésimal et Sup.

Roland Sabatier a également investi la structure de l’Excoordisme appliquée au cinéma avec, notamment, en 1994, Repères filmiques orthonormés par lequel il pénètre ce système en développant en 36 segments un panorama complet de toute l’histoire des cinémas passés, chaque fois symbolisés par des images précises. L’ensemble permettant une approche diachronique du déroulement du déchiffrement. Les éléments de cette histoire incarnent des réminiscences anti-contournées placées à l’intérieur d’un dispositif dont certains composants lumineux, semblables à des étoiles, montrent qu’il est sans limites. Des mesures portées çà et là marquent pour chacune leur degré de rapprochement ou d’éloignement. Cette architecture à l’apparence vertigineuse a pour but de « suggérer vers quoi se diriger ».  L’ensemble n’est pas sans faire songer, comme l’auteur l’indique dans un texte inédit, « à une cosmologie à la fois féerique et inquiétante à l’intérieur de laquelle paraissent s’échanger les messages supérieurs des grands cinéastes dont les échos viennent toucher tous nos sens ».

Avec ce film comme avec les autres, et indépendamment des formes esthétiques envisagées, le discours sur le cinéma reste un référent privilégié de l’ensemble de sa production cinématographique.

Notons encore que Roland Sabatier, avec Isidore Isou et Maurice Lemaître est, parmi les lettristes, celui qui s’est le plus largement et le plus régulièrement investi dans la cinématographie.


Anne-Catherine Caron


ROLAND SABATIER, ANTI-CINÉMA (LETTRISTE) & CINÉMAS LOINTAINS (1964-1985)

Séance 1 : 24 avril - 14 juin 2014 (en marge de Art Brussels 2014)

Séance 2 : 24 octobre – 6 décembre 2014


Vernissage : 23 avril, 18:00 - 21:00

A 19:00 Roland Sabatier interprétera son film Esquisses, 1978.

Catalogue avec textes d’Erik Bullot, d'Eric Fabre et de Roland Sabatier

Ouvert du 24 au 27 avril de 09:30 à 13:00 et sur rendez vous du mercredi au samedi de 09:30 à 18:00.


GARAGE COSMOS

Avenue des Sept Bonniers, 43

1180 - Bruxelles

Belgique

T: +32 (0)2 344 88 01

E: info@garagecosmos.be

www.garagecosmos.be




(retour sommaire)

Roland Sabatier, image extraite de "Regarde ma parole qui parle le (du) cinéma", 1982.